8.
Ouverture de la chasse
En formant Venamis, Tenebrous avait cru protéger le Grand Plan. Et Venamis pensait agir pour la même raison en surveillant la poignée de candidats sensibles à la Force qu’il avait découverts, si Tenebrous ne les avait pas repérés avant lui. C’était cependant à Plagueis désormais de s’occuper de ces concurrents potentiels, ne fût-ce que pour éliminer la possibilité d’une nouvelle attaque-surprise.
Les banques de données du vaisseau de Venamis contenaient des informations sur six individus mais les recherches menées ensuite par 1-1-4D révélèrent que l’un d’entre eux était mort de cause naturelle, qu’un autre avait été exécuté et qu’un troisième avait été tué dans une bagarre de cantina. Le nom de deux des trois survivants n’était pas mentionné mais Plagueis et 1-1-4D avaient réussi à en apprendre autant sur eux qu’en savait Venamis après avoir déchiffré le code complexe que le Bith avait utilisé pour crypter les données. De quelle manière les candidats de Venamis avaient-ils échappé à l’attention des Jedi ? C’était un mystère mais Plagueis ne voulait pas l’éclaircir pour le moment. Il voulait simplement déterminer si l’un d’entre eux représentait une menace – pour lui ou pour le Grand Plan.
On apercevait rarement les Muuns en train de siroter une cuvée réservée de Rywen dans des cafés huppés, d’essayer des épices raffinées dans des clubs privés ou de parier leurs biens dans des tournois de sabacc. Les programmes consacrés aux célébrités sur l’HoloNet ne les montraient jamais une danseuse Twi’lek au bras ou bien explorant des forêts, des mers ou des chaînes de montagnes à la recherche de sensations fortes.
Cependant, Plagueis s’apprêtait à rompre la tradition maintenant que le premier candidat potentiel de Venamis avait été repéré dans un casino de Lianna City au cœur de l’Amas de Tion, dans un secteur éloigné. L’établissement s’appelait « Le Collisionneur ».
Entouré par du personnel de sécurité Nikto, le Directeur du Collisionneur, un Sullustéen grassouillet, les bajoues tremblantes et le regard inquiet, traversa à la hâte le hall en direction du bureau du concierge, où Plagueis et 1-1-4D attendaient. Les appendices chirurgicaux habituels du droïde avaient été remplacés par deux bras tous usages – dont l’un dissimulait une arme laser – et Plagueis portait des vêtements que beaucoup auraient confondus avec la tenue typique du Clan Bancaire, mais la coupe en était différente et le vert plus pâle.
— Bienvenue, monsieur, bienvenue, commença le Directeur avec une pointe de nervosité. Le Collisionneur est honoré de vous compter parmi nos invités, même si j’avoue que vous êtes le premier individu de Muunilinst à utiliser l’entrée publique du casino. L’entrée privée...
Plagueis leva la main pour l’interrompre :
— Je ne suis pas ici pour des affaires bancaires. Le Sullustéen le regarda, surpris.
— Il ne s’agit pas d’un audit surprise ?
— Je suis ici à titre strictement privé.
Le Directeur s’éclaircit la voix et se redressa.
— Alors nous pourrions peut-être commencer par les présentations ?
— Je suis Hego Damask.
Les bajoues du Sullustéen se remirent à trembler.
— Magister Damask ! De Damask Holdings ?
Plagueis hocha la tête.
— Pardonnez-moi de ne pas vous avoir reconnu, monsieur. Sans votre munificence, le Collisionneur serait en faillite. Et plus important encore, Lianna City ne serait pas le centre qu’elle est aujourd’hui et la fierté de l’Amas de Tion.
Plagueis sourit aimablement.
— Nous serions plus à l’aise dans votre bureau...
— Bien entendu, bien entendu.
Le Sullustéen ordonna aux gardes de se mettre en formation puis fit poliment signe à Plagueis et 1-1-4D de les suivre.
— Après vous, monsieur, je vous en prie.
Un turbo-ascenseur les mena directement jusqu’à un bureau majestueux qui donnait sur la salle principale du casino. Elle était bondée de représentants d’espèces des Bordures Médiane et Extérieure. Certains étaient assis aux tables, d’autres à des machines individuelles, les autres enfin se pressaient autour des Collisionneurs, de la Roue du Jubilé et des autres machines à gagner des crédits.
Le Directeur indiqua d’un geste à Plagueis un fauteuil rembourré et s’installa de l’autre côté du bureau scintillant. 1-1-4D se posta en silence aux côtés de Plagueis.
— À titre privé, disiez-vous, Magister Damask ?
Plagueis croisa les doigts.
— J’ai cru comprendre que le Collisionneur a accueilli un gros gagnant la semaine dernière.
— Les mauvaises nouvelles vont vite, je vois. C’est exact, il a presque vidé nos caisses. Une chance extraordinaire.
— Êtes-vous certain qu’il s’agissait de chance ?
Le Sullustéen réfléchit à la question.
— Je crois comprendre où vous voulez en venir, laissez-moi vous expliquer. Les espèces connues pour leurs capacités télépathiques n’ont pas le droit de jouer chez nous, comme dans la plupart des casinos. De plus, nous tablons sur le principe que quatre-vingt-dix-neuf pour cent des êtres dotés de la Force appartiennent à l’Ordre Jedi et les Jedi ne participent jamais à des jeux d’argent. Quant au un pour cent restant ceux qui pourraient être passés entre les gouttes, en quelque sorte – eh bien, nous constatons qu’ils ne viennent pas chez nous. Ils sont probablement occupés à mener de bonnes actions ou enfermés dans des monastères à méditer sur les mystères de l’univers.
— Et le reste ?
Le Sullustéen posa ses coudes sur le bureau et se pencha en avant.
— Dans les cas rares – et j’insiste sur le mot rare – où nous soupçonnons que des êtres puissent utiliser la Force, nous exigeons qu’ils se soumettent à une prise de sang.
— Avez-vous jamais démasqué un adepte de la Force ?
— Pas au cours des vingt années pendant lesquelles j’ai administré cet établissement. Bien sûr, dans notre métier, certains bruits courent parfois. Par exemple, on raconte qu’un casino sur Denon employait un Iktotchi adepte de la Force comme porteur de poisse – il servait à mettre fin à la veine des joueurs. Mais je soupçonne cette histoire d’être une légende urbaine. Ici, au Collisionneur, nous utilisons la méthode normale : nous nous assurons que les probabilités sont toujours de notre côté. Malgré tout, de temps en temps, quelqu’un se révèle l’exception qui confirme la règle.
Il se tut un instant.
— Mais je reconnais que je n’avais pas vu une veine pareille depuis des années. Il nous faudra plusieurs mois pour nous en remettre.
— Avez-vous demandé une analyse sanguine ?
— Cela va de soi, Magister Damask. Mais d’après notre analyste maison, le sang du gagnant ne contenait pas... enfin, ce truc qu’il aurait dû contenir si le joueur avait été un adepte de la Force. J’avoue ne pas bien comprendre le processus chimique.
— J’aimerais moi-même mieux le comprendre, dit Plagueis. Auriez-vous par hasard une image du gagnant ?
Le Directeur fronça les sourcils.
— Je ne voudrais pas être indiscret mais puis-je vous demander pourquoi ceci vous intéresse personnellement ?
Plagueis renifla.
— C’est une histoire de taxe.
Le Sullustéen se détendit.
— Dans ce cas, aucun problème.
Ses petits doigts s’agitèrent sur le pad du bureau et, en quelques secondes, l’image d’un Weequay apparut sur un écran mural.
Plagueis fut à la fois déçu et intrigué. Les données trouvées à bord du vaisseau de Venamis avaient identifié le candidat potentiel comme un Quarren. L’individu, originaire de Mon Calamari, avait recouru à la Force pour mettre les casinos sur la paille sur une douzaine de planètes, de Coruscant à Taris et de Nar Shaddaa à Carratos. Apparemment, le Weequay, qui avait gagné gros cette fois, avait simplement eu de la chance. Plagueis s’apprêtait à le dire à 1-1-4D quand un intercom sonna. Le Directeur inséra un récepteur dans une de ses oreilles démesurées.
— Encore ! s’exclama-t-il. Bon, envoyez une équipe de sécurité pour le surveiller.
Plagueis attendit une explication.
— Encore un veinard, expliqua le Sullustéen. Un Kubaz, cette fois !
Plagueis se leva.
— Je voudrais accompagner les équipes de sécurité dans la salle. Je n’interviendrai pas. Je m’intéresse seulement à vos méthodes de détection des tricheurs.
— Bien sûr, répondit le Directeur d’un ton distrait. Vous découvrirez peut-être quelque chose qui nous a échappé.
Plagueis atteignit le turbo-ascenseur au même moment que deux Bothans vêtus de complets sombres. Il descendit avec eux jusqu’à la salle de jeu, au rez-de-chaussée. Là, ils se dirigèrent vers une des tables de Collisionneur du casino. Trois rangées de joueurs attirés par la scène s’étaient formées autour de la table. Impossible d’apercevoir le Kubaz chanceux au milieu de la foule. Plagueis et les Bothans rejoignirent le croupier. Entouré de femelles de diverses espèces qui tentaient en vain d’attirer son attention, l’insectivore à la peau mate et au long nez était assis de l’autre côté de la table derrière plusieurs hautes piles de jetons de crédits. Le jeu s’appelait le Collisionneur parce que les joueurs misaient sur les types de particules subatomiques à hautes énergies créées par les collisions à l’intérieur de la table d’accélération et sur la circonférence, ainsi que sur les champs produits au hasard par les électroaimants qui les entouraient. À cause du caractère imprévisible des collisions, le casino n’avait qu’un léger avantage – quand les accélérateurs n’étaient pas truqués –, mais le Kubaz augmentait la probabilité de gagner en ne misant que sur le chemin emprunté par les particules, et non sur les catégories de particules.
Tandis que l’accélérateur de la table se mettait en mouvement et que le Kubaz glissait une partie de ses jetons sur la table de jeu, Plagueis invoqua prudemment la Force. Il sentit une concentration de la part du Kubaz, puis une montée extraordinaire d’énergie psychique. Le Kubaz utilisait la Force – pas pour diriger les particules mais pour perturber les électroaimants et réduire de façon significative le nombre de chemins pouvant être empruntés par les particules créées.
La foule assemblée autour de la table applaudit et acclama la victoire. Le croupier poussa une nouvelle pile de jetons de crédits vers le Kubaz. Ils s’ajoutèrent aux millions de crédits qu’il avait déjà remportés. Afin de mieux voir le Kubaz de l’intérieur, Plagueis s’ouvrit à nouveau à la Force et réalisa immédiatement que l’insectivore avait détecté l’intrusion. Il se leva de sa chaise avec une telle précipitation qu’il faillit faire tomber les femelles qui l’entouraient. Il saisit les jetons gagnants et se hâta de gagner le bar le plus proche. L’équipe de sécurité Bothane le suivit, après avoir promis à Plagueis de l’avertir si le Kubaz essayait de quitter le casino.
Plagueis retourna au bureau à l’étage supérieur, où 1-1-4D l’attendait toujours près de la chaise et où le Sullustéen épongeait un accès de sueur. Plagueis lui demanda si l’établissement possédait une base de données des joueurs ayant fait sauter la banque d’autres casinos, pas uniquement sur Lianna mais sur d’autres planètes où les jeux d’argent étaient un passe-temps populaire. Quelques instants plus tard, des images de mâles et femelles ongrees, askajians, zabraks, togrutas, kel Dors, gotals et niktos apparurent sur l’écran mural. Il y avait même un Clawdite aux capacités métamorphiques.
— Voici les plus célèbres, expliqua le Directeur quand une image d’un Neimoidien apparut à l’écran. Ce sont ceux que l’Autorité des Jeux soupçonne d’avoir développé des méthodes de triche infaillibles. Si l’un d’eux essaie de venir au Collisionneur, on lui refuse l’entrée.
Plagueis examina les dernières images et se tourna vers le Sullustéen.
— Vous vous êtes montré très serviable. Nous ne vous dérangerons pas plus longtemps.
Le turbo-ascenseur venait de ramener 1-1-4D et Plagueis au niveau du casino quand ce dernier demanda au droïde s’il avait remarqué quelque chose d’intéressant parmi les images des gagnants.
— Je trouve curieux qu’ils soient tous bipèdes Muunoïdes avec une constitution physique et une taille similaires. Un mètre quatre-vingts, pour être précis.
1-1-4D regarda Plagueis.
— Est-il possible qu’il s’agisse du même individu ?
Plagueis eut un sourire satisfait.
— Un Clawdite, peut-être ?
— J’allais le suggérer. Cependant, à ma connaissance, les repto-mammifères métamorphes Zolans réussissent rarement à se camoufler en une autre espèce pendant plus d’un bref instant sans ressentir un inconfort intense. En outre, les photos des gagnants comptaient un Clawdite.
— Et s’il s’agissait d’un individu qui avait pris la forme d’un Clawdite ?
— Un Shi’ido, Magister. Le candidat que Venamis avait repéré était un changeant !
On connaissait peu de choses sur cette espèce télépathique recluse de Lao-mon, si ce n’est qu’ils étaient capables d’imiter une grande variété d’espèces intelligentes. On disait que les plus doués étaient capables de se métamorphoser en arbre ou même en pierre. Une puissante femelle Shi’ido appelée Belia Darzu avait été une Dame Sith dans la période pré-Bane. Elle avait créé une armée de technobeasts qu’elle contrôlait en utilisant l’énergie du Côté Obscur.
— Cela expliquerait les tests sanguins négatifs, remarqua 1-1-4D.
Plagueis hocha la tête.
— Je soupçonne ce Shi’ido adepte de la Force d’avoir appris à modifier son sang. Ou d’avoir simplement obscurci l’esprit de l’analyste pour qu’il ignore le taux de midi-chloriens.
Ils venaient d’arriver dans la salle de jeu quand l’un des Bothans se précipita vers eux.
— Magister Damask, on vient de me prévenir que le Kubaz était sur le point de quitter le casino.
— A-t-il demandé que ses gains soient transférés sur un compte ?
Le Bothan secoua la tête.
— Il a préféré un chit de crédits. De nombreux gagnants choisissent ce moyen de paiement pour protéger leur anonymat.
Plagueis le remercia et se tourna vers le droïde.
— Allons-y, 4D, avant qu’il ne prenne trop d’avance sur nous.
Ils débouchèrent dans l’œcuménopole étincelante où d’immenses gratte-ciel et des monades s’élevaient jusqu’aux nuages. Les passerelles étaient encombrées de passants originaires de tous les coins de la Route Commerciale Perlémienne. Le ciel était bouché par la circulation. Presque partout où ils regardaient, ils tombaient sur le nom Santhe – au-dessus des entrées des bâtiments, sur des publicités qui s’étalaient sur d’énormes écrans muraux, sur les blasons qui flanquaient les speeders et les vaisseaux. Cette importante famille possédait pratiquement tout Lianna et contrôlait depuis trente ans l’une des principales entreprises de Lianna : Sienar Technologies – dont des représentants avaient été invités à la dernière Réunion sur Sojourn.
Plagueis et 1-1-4D prirent le Kubaz en filature à une distance raisonnable. Il passait d’une passerelle encombrée à l’autre, avant d’emprunter l’un des ponts décorés qui enjambaient le fleuve Lona Cranith et menaient à la ville voisine, Lola Curich. Ils le suivirent tandis qu’il passait devant le siège de la Société Historique du Tion Allié, puis devant les speeders Fronde jusqu’à une cantina baptisée Thorip Norr... Pendant tout le trajet, le Kubaz regardait par-dessus son épaule. Il accéléra soudain le pas en approchant de l’entrée d’un tunnel piétonnier.
— Le Shi’ido se comporte comme s’il savait qu’il était suivi, fit remarquer 1-1-4D, les photorécepteurs rivés sur leur proie.
— Il va essayer de nous perdre dans le tunnel. On ferait mieux d’attendre qu’il en sorte.
Plagueis s’arrêta pour regarder autour de lui.
— Par ici, 4D.
Ils traversèrent en courant les bâtiments que le tunnel permettait d’éviter et ressortirent juste à l’endroit où le contournement piéton débouchait sur un parc public entouré de restaurants et de boutiques. 1-1-4D ajusta ses récepteurs optiques et les dirigea vers la bouche du tunnel.
— Sur base de la vitesse à laquelle le Shi’ido marchait quand il est entré dans le tunnel, il devrait déjà en être sorti.
— Il est effectivement sorti, dit Plagueis. Dirige ton attention vers l’Askajian baraqué qui passe devant la Cuillère d’Aurodium.
Les photorécepteurs du droïde effectuèrent une légère rotation.
— Le Shi’ido s’est métamorphosé dans le tunnel, confirma-t-il.
— Je savais qu’il le ferait.
— Si seulement j’étais doté d’un outil comparable à la Force, Magister !
Ils reprirent leur surveillance discrète. Ils suivirent l’Askajian, qui leur fit visiter Lola Curich selon un parcours sinueux qui se termina devant un kiosque du Clan Bancaire Intergalactique, à côté d’une franchise PetVac. Grâce à 1-1-4D, Plagueis pouvait suivre les activités du changeant.
— Il a déposé le chit de crédits, l’informa le droïde. Mais je ne peux pas vous donner son numéro de compte. Même mes lectures en macrovision ont leurs limites.
Plagueis balaya la question d’un geste.
— Ce ne sera pas un problème.
Ils attendirent que le Shi’ido soit sorti du kiosque pour se précipiter à l’intérieur. À l’aide de codes du CBI fournis par Plagueis, 1-1-4D obtint rapidement non seulement le numéro de code mais également l’identité du titulaire.
— Kerred Santhe II, conclut le droïde.
Plagueis resta sans voix pendant un moment. Santhe avait hérité de la propriété principale de Santhe/Sienar Technologies de Kerred l’aîné. Ce dernier avait eu le privilège d’être la première victime mortelle de Plagueis, sous la tutelle de Dark Tenebrous. Mais cela n’avait aucun sens qu’un riche industriel comme Santhe cherche à gagner au jeu. À moins que le Shi’ido n’ait une dette envers Santhe. Était-ce le lien tortueux qui unissait le changeant à Tenebrous qui avait attiré l’attention de Venamis ?
— Tu t’y connais en physiologie Shi’ido ? demanda Plagueis à 1-1-4D.
— Des sujets Shi’ido ont participé à des études de longévité menées sur Obroa-skai. Ils possèdent une physiologie et une anatomie très flexibles, leurs tendons et ligaments sont reconfigurables, ils ont des squelettes fins mais denses qui permettent de soutenir leur masse charnue et leurs larges réserves de fluides corporels.
— Est-ce que tes senseurs sont capables de déterminer quand un Shi’ido s’apprête à se métamorphoser ?
— Si le Shi’ido se trouve à proximité, oui.
— Alors, nous n’avons pas un instant à perdre.
Ils rattrapèrent leur proie au moment où elle entrait dans le parc public. Ils dépassèrent le Shi’ido et coururent dans le tunnel piétonnier avant lui. Au bout d’une centaine de mètres, ils traversèrent une portion déserte et mal éclairée. Plagueis pensait que le changeant choisirait cet endroit pour se métamorphoser. Ils attendirent.
Le Shi’ido ne le déçut pas. Au moment où il commençait sa transformation – d’Askajian en ce qui aurait pu être un Ongree ou un Gotal –, 1-1-4D activa l’arme laser cachée dans son bras droit et tira dans la base du cerveau du Shi’ido.
Le répugnant alliage d’espèces contre nature lâcha un cri affreux et s’effondra sur le sol du tunnel en gémissant de douleur. Sans perdre un instant, 1-1-4D le tira vers un renfoncement plus obscur encore. Plagueis se plaça derrière le crâne grotesquement bombé du changeant. Ses épaules étaient difformes et son dos voûté.
— Pourquoi as-tu transféré tes gains à Kerred Santhe ? lui demanda Plagueis.
La bouche tordue du Shi’ido eut du mal à formuler une réponse.
— Vous faites partie de l’Autorité des Jeux ?
— Tu rêves ! Je répète : pourquoi Kerred Santhe ?
— Des dettes de jeux, balbutia le Shi’ido, tandis que de la bave coulait sur le sol. Il a des dettes envers quelques Vigos du Soleil Noir et d’autres prêteurs.
— Santhe est l’un des individus les plus riches de la galaxie, objecta Plagueis. Pourquoi aurait-il besoin des sommes que tu as volées dans les casinos ?
— Il a des millions de dettes. Il n’arrête pas de boire et de jouer depuis que son père a été assassiné.
Brillamment assassiné, pensa Plagueis avant de rétorquer :
— Malgré cela, le Soleil Noir ne le prendrait jamais pour cible.
Le Shi’ido adepte de la Force tendit son cou bosselé pour tenter d’apercevoir son inquisiteur.
— Il le sait mais les Vigos menacent de rendre l’information publique. Un scandale pourrait persuader le Directoire de Santhe/Sienar de l’évincer du poste de Président et de nommer Narro Sienar à sa place.
Plagueis eut un rire bref, à la fois surpris et satisfait.
— Et ils feraient bien de le faire...
Il se leva et commença à s’éloigner.
— Tu m’as été très utile. Tu peux partir.
— Vous ne pouvez pas me laisser comme cela, supplia le Shi’ido.
Plagueis s’arrêta et revint vers sa victime.
— Si tu finançais du terrorisme ou que tu achetais des armes, je t’aurais peut-être laissé détrousser les casinos. Mais en remplissant les caisses du Soleil Noir et en protégeant la réputation d’un ennemi de l’un de mes amis, tu deviens également mon ennemi.
Il baissa la voix et dit d’un ton menaçant :
— Réfléchis bien à ceci : tu as une dernière chance d’utiliser tes talents de Force pour gagner gros avant que ton horrible image ne soit la plus consultée dans la base de données des tricheurs, sur toutes les planètes où l’on joue. Je te suggère d’utiliser tes gains intelligemment pour te créer une nouvelle vie, dans un lieu où l’Autorité des Jeux ne pourra pas te retrouver et où je ne viendrai pas te dénicher.
Si l’on disait que la planète Saleucami était la perle de son système, cela signifiait simplement que, parmi une demi-douzaine de mondes désolés et sans air, elle était la seule capable de supporter la vie. Et ses propres perles n’étaient pas, comme on aurait pu le croire, les zones qui avaient échappé aux bombardements de météorites mais les cratères formés par les impacts des incessantes tempêtes célestes. En effet, c’est là que les frappes des météorites avaient fait jaillir à la surface aride des eaux souterraines riches en minéraux, transformant les cratères en lacs de caldera et les environs en oasis ceinturées par la flore.
Des bipèdes à la peau bleue et aux yeux jaunes venus de l’autre côté du Noyau avaient été les premiers à coloniser Saleucami. Le nom de la planète signifiait « oasis » dans leur langue, car c’est ce que la planète était à leurs yeux, comparée à toutes celles qu’ils avaient visitées durant leur long voyage depuis Wroona. Par la suite, ils avaient été rejoints par de nombreux Weequays, Grans et Twi’leks qui fuyaient des conflits, cherchaient l’isolement à tout prix et se sentaient capables de cultiver le sol incolore pour permettre à l’humidité de remonter à la surface. Ils se nourrissaient de racines insipides, qui flétrissaient dans la chaleur de midi et gelaient durant la nuit. La population avait fini par donner naissance à une ville et un spatioport, construit dans l’ombre d’une des calderas alimentées par l’énergie géothermique.
Les immigrés les plus récents de Saleucami étaient d’un genre bien différent : c’étaient de jeunes individus venus de planètes aussi distantes que Glee Anselm et Arkania, vêtus de vêtements usés et portant toutes leurs possessions sur le dos. C’étaient des vagabonds et des illuminés débarqués de vaisseaux en mauvais état ou des transports légers qui desservaient les systèmes de la Bordure Extérieure. Il y avait des mâles et des femelles – celles-ci étaient d’ailleurs trois fois plus nombreuses. Ils se distinguaient par leur regard que certains considéraient comme agité et d’autres comme complètement égaré. Au début, les premiers colons ne savaient pas trop comment gérer ces voyageurs inattendus mais, petit à petit, toute une industrie s’était mise en place pour répondre à leurs besoins simples et spécifiques en terme de logement et de nourriture. Il avait fallu aussi organiser le transport terrestre vers les terrains en friche où ils allaient attendre la révélation qu’un individu censé posséder des pouvoirs prophétiques faisait naître de ses mains gigantesques.
Parmi cette foule étonnante, ce jour-là, on pouvait distinguer un Muun vêtu d’une simple robe à capuche et de bottes usées. Normalement, la présence d’un Muun aurait suffi à générer des rumeurs selon lesquelles Saleucami allait être rachetée par le Clan Bancaire Intergalactique. Pourtant, la horde de jeunes à laquelle s’était mêlé le Muun lui avait à peine prêté attention. C’est que la foule comprenait déjà bon nombre de Ryns et de Foshs, parmi bien d’autres espèces exotiques. En outre, Saleucami était considérée comme un vulgaire marchepied donnant accès à un monde supérieur.
Plagueis avait laissé 1-1-4D sur Sy Myrth et avait terminé le trajet en transport dans l’espoir de se fondre dans la masse. Les informations sur le prophète étaient maigres, mais Venamis avait noté qu’elle était née dans la Bordure Intérieure et avait rejoint Saleucami à peine trois ans plus tôt. Les colons de Saleucami toléraient sa présence, ainsi que celle des adeptes campeurs qu’elle attirait, à condition que leurs réunions se cantonnent aux terrains en friche.
Coincé parmi une quarantaine d’individus dans un bus speeder bondé, Plagueis contemplait le paysage désolé des montagnes volcaniques et des cratères béants. Dans un ciel violet pâle sans nuage, le voyage dura cinq heures. La monotonie du trajet n’était interrompue que par la traversée d’un village ou l’apparition, sur la ligne d’horizon, d’une ferme hydroponique isolée. Le terminus était un lac de caldera relativement petit, aux bords duquel s’étendait un rassemblement de tentes et d’abris de fortune, où des vétérans de réunions précédentes s’étaient établis. Ils s’appelaient les Élus.
Plagueis descendit du bus speeder et rejoignit la foule des nouveaux arrivants pour une courte balade vers un amphithéâtre naturel, où des morceaux de météorites servaient de sièges aux plus chanceux. Les autres étaient assis sur leurs sacs à dos ou s’étendaient sur le sol irrégulier. Peu de temps après l’arrivée de Plagueis, le ronronnement de moteurs annonça l’approche d’une caravane de landspeeders hybrides. La plupart étaient en état impeccable, même s’ils étaient couverts de poussière et que leur carrosserie était décolorée sous l’effet de la forte lumière. Presque tout le monde dans l’amphithéâtre se leva et une vague d’excitation parcourut la foule, montant en crescendo jusqu’à ce qu’une Iktotchi sorte de l’un des véhicules, encerclée par ses disciples, habillés aussi simplement qu’elle.
Plagueis ne pouvait imaginer un être correspondant mieux à Saleucami et au statut de gourou : une bipède sans cheveux arborant des cornes incurvées vers le bas, un front proéminent, une peau durcie pour supporter les vents violents et une allure belliqueuse qui trahissait une nature émotive. L’essentiel pourtant ne pouvait se détecter à l’œil nu : elle possédait des capacités précognitives reconnues.
Elle monta seule sur une dalle de pierre qui constituait la scène de l’amphithéâtre et, dès que la foule se fut calmée, prit la parole d’un ton solennel.
— J’ai vu l’obscurité imminente et les individus qui l’infligeront à la galaxie.
Elle fit une brève pause pour laisser ses paroles s'imprimer dans les esprits.
— J’ai été témoin de la chute de la République et j’ai vu l’Ordre Jedi précipité dans la tourmente.
Elle pointa un doigt en direction des montagnes distantes.
— À l’horizon menace une guerre qui englobera toute la galaxie – un conflit entre des machines de métal et des machines de chair. Il s’en suivra la mort de dizaines de millions d’innocents.
Elle arpentait la dalle, presque comme si elle se parlait à elle-même.
— Je vois des planètes soumises et des mondes détruits... Du chaos naît un ordre nouveau, renforcé par des armes féroces d’un type que nous n’avons plus vu depuis plus de mille ans. Une galaxie sous le joug d’un despote impitoyable qui sert les forces de l’entropie. Enfin, j’ai vu que seuls peuvent survivre ceux que cette vérité inéluctable a endurcis.
Elle balaya le public du regard.
— Seuls ceux d’entre vous qui sont prêts à se monter les uns contre les autres et à profiter du malheur des autres.
La foule observait un silence médusé. On disait que les Iktotchis perdaient une partie de leurs capacités précognitives à mesure qu’ils s’éloignaient de leur planète natale mais ce n’était pas toujours le cas. Et ce n’était certainement pas le cas, se dit Plagueis, d’une Iktotchi puissante dans la Force. Pas étonnant que Venamis l’ait surveillée de près.
— J’ai été envoyée pour balayer vos espoirs d’un avenir radieux et pour vous aider à mener la guerre contre les bonnes intentions et la supercherie des idées pures ; pour vous apprendre à accepter le fait que, même en cette période qui semble bénie, ce bref répit dans le tourbillon de l’histoire, nos instincts de base nous dominent. J’ai été envoyée pour vous avertir que la Force elle-même ne semblera plus avoir été qu’un passe-temps à la mode parmi ceux qui se bercent d’illusions, une chimère démodée, qui se transformera en fumée sous les feux purificateurs d’une ère nouvelle.
Elle se tut à nouveau et, – quand elle reprit la parole, sa voix était plus calme.
— Cette galaxie réorganisée aura besoin d’individus qui ne craignent pas d’être arrogants, capables de servir leur propre intérêt et qui sont déterminés à survivre à tout prix. Ici, sous ma direction, vous apprendrez à vous débarrasser de vos anciennes personnalités et à trouver la puissance qui vous permettra de devenir des êtres en duracier. Vous accomplirez des exploits que vous ne vous seriez jamais cru capables d’entreprendre. Je suis le pilote de votre avenir.
Elle ouvrit les bras vers la foule.
— Regardez, tous autant que vous êtes, votre voisin de gauche et de droite, puis ceux qui sont devant et derrière...
Plagueis fit ce qu’elle demandait. Il croisa des regards innocents et d’autres en colère, des individus effrayés et d’autres qui semblaient perdus.
— ... et considérez-les comme des tremplins vers votre ascension finale, continua l’Iktotchi.
Elle montra ses mains.
— Le contact de ma main enverra le courant en vous, il déclenchera l’interrupteur qui initiera votre voyage vers la transformation. Approchez-vous si vous voulez faire partie des Élus.
De nombreux individus dans la foule se levèrent et s’avancèrent vers la scène en poussant les autres pour passer. Ils se battaient entre eux pour arriver les premiers. Plagueis prit son temps et se plaça au bout d’une queue qui serpentait à travers l’amphithéâtre. Même si une armée d’adeptes du Côté Obscur, prête à le servir, était une idée qui ne manquait pas d’attrait, cette Iktotchi répandait un message qui avait condamné les anciens Sith, tous ceux qui avaient précédé la réforme de Bane, et avait permis aux querelles intestines de pousser l’Ordre dans l’oubli. Pour faire passer le message adéquat, il aurait fallu leur recommander d’abandonner leur besoin de se sentir maîtres de leur propre destin et d’accepter la direction éclairée de quelques individus triés sur le volet.
Le temps que Plagueis atteigne la dalle de pierre et se retrouve face à l’Iktotchi, le soleil de Saleucami était déjà bas dans le ciel. Elle plaça ses grandes mains sur celles du Muun et serra ses doigts épais.
— Un Muun riche et qui a du goût : le premier à venir à ma rencontre, dit-elle.
— Vous avez été élue, répondit Plagueis.
Elle soutint son regard et eut soudain l’air d’hésiter, comme si Plagueis s’était disputé avec elle.
— Quoi ?
— Vous avez été élue... sans le savoir. Je devais donc vous rencontrer en personne.
Elle continua à le regarder.
— Ce n’est pas pour cela que vous êtes ici.
— Oh, si, insista Plagueis.
Elle essaya de retirer ses mains mais Plagueis les tenait fermement.
— Ce n’est pas pour cela que vous êtes ici, répétât-elle. Vous portez l’obscurité de l’avenir. C’est moi qui vous cherchais, moi qui devrais être votre servante.
— Hélas, non, murmura Plagueis. Votre message est prématuré et dangereux pour ma cause.
— Alors, laissez-moi l’annuler ! Laissez-moi vous obéir.
— C’est ce que vous vous apprêtez à faire.
Ses yeux brillèrent d’un feu violent et son corps devint rigide d’un coup lorsque Plagueis commença à envoyer des éclairs en elle. Ses membres se mirent à trembler et son sang à bouillonner. Ses mains se firent brûlantes. Elles étaient sur le point de s’enflammer quand il laissa enfin la lumière quitter son corps. Elle s’écroula sous l’effet de son étreinte. Il vit du coin de l’œil un des disciples Twi’lek de l’Iktotchi courir vers lui, alors il relâcha brusquement ses mains pour s’éloigner au plus vite du corps parcouru de spasmes.
— Que s’est-il passé ? demanda la Twi’lek, tandis que d’autres disciples accouraient pour venir en aide à l’lktotchi. Que lui avez-vous fait ?
Plagueis eut un geste apaisant.
— Je n’ai rien fait, dit-il d’une voix monocorde. Elle s’est évanouie.
Le Twi’lek cligna des yeux et se tourna vers ses camarades.
— Il n’a rien fait. Elle s’est évanouie.
— Elle ne respire plus, paniqua l’un deux.
— Aidez-la, dit Plagueis du même ton monocorde.
— Aidez-la, répéta le Twi’lek. Aidez-la !
Plagueis s’éloigna de la dalle et traversa à contre-courant la foule d’individus frénétiques. Il se dirigea vers l’un des bus speeders à l’arrêt. La nuit tombait rapidement. Derrière lui, des cris de stupéfaction résonnaient dans l’amphithéâtre. La panique montait. Des individus se tordaient les mains, secouaient leurs antennes ou d’autres appendices, tournaient en rond en marmonnant pour eux-mêmes.
Il fut le seul à monter dans le bus speeder. Ceux avec qui il était arrivé et les Élus qui avaient construit des abris au-dessus des lacs couraient dans le noir, comme s’ils étaient déterminés à se perdre à tout jamais dans les terres en friche.
Dans un vaisseau du même design que celui qui avait mené Tenebrous et Plagueis sur Bal’demnic – un vaisseau Rugess Nome –, Plagueis et 1-1-4D se rendirent à Bedlam, dans la Bordure Médiane, près du pulsar du même nom. Point de fuite dans l’espace réel et aire de jeux pour des êtres prétendument transdimensionnels, ce phénomène lumineux cosmique semblait à Plagueis l’emplacement idéal pour le sanatorium, où le dernier des Apprentis potentiels de Venamis – un Nautolan – était enfermé depuis cinq ans.
Des gardes gamorréens en uniforme les accueillirent aux énormes portes d’entrée de l’Institut pour les criminels déments de Bedlam. Ils les menèrent au bureau du Directeur, un Ithorien. Il les écouta avec attention mais parut consterné d’apprendre le but de la visite surprise de Plagueis.
— Naat Lare fait partie des héritiers d’un testament ?
Plagueis hocha la tête.
— Un petit héritage. En tant qu’exécuteur testamentaire, je le cherche depuis un moment.
L’Ithorien secoua sa tête en forme de marteau et tapota de ses longs doigts à bouts bulbeux le bureau.
— Je suis désolé de devoir vous informer qu’il n’est plus avec nous.
— Il est mort ?
C’est bien possible. Mais je voulais simplement dire qu’il a disparu.
— Quand ?
— Il y a deux mois.
— Pour quelle raison a-t-il été enfermé sur Bedlam ? demanda Plagueis.
— Il était en détention sur Glee Anselm mais il a fini par être condamné à purger sa peine ici, où l’on pouvait s’occuper de lui.
— Quel crime avait-il commis ?
— Crimes au pluriel, il est important de le préciser. On lui connaît un long passé de pratiques sadomasochistes – la plupart du temps exercées sur de petits animaux – auxquelles il faut ajouter la pyromanie, de menus larcins et l’usage de stupéfiants. Un comportement typique pour des individus qui ont été abusés ou qui ont eu une enfance instable... Mais Naat Lare a grandi dans une famille aimante et il est très intelligent, même s’il s’est fait renvoyer d’innombrables écoles.
Plagueis réfléchit avant de poser la question suivante.
— Est-il dangereux ?
L’Ithorien se remit à marteler le bureau de ses doigts en forme de spatule avant de répondre.
— Au risque de ne pas respecter la confidentialité des patients, je dirais qu’il est potentiellement dangereux car il a certains... talents, qui transcendent l’ordinaire.
— S’est-il servi de ses talents pour s’échapper ?
— Peut-être. Mais on pense aussi qu’il a peut-être été aidé.
— Par qui ?
— Un médecin bith qui s’intéressait à son cas. Plagueis recula dans son siège. Venamis ?
— Avez-vous contacté ce médecin ?
— Nous avons essayé mais l’information qu’il nous avait communiquée sur son cabinet et son lieu de résidence était fausse.
— Il n’était peut-être donc pas médecin ?
L’Ithorien hocha la tête par-dessus son cou incliné.
— Hélas. Le Bith était peut-être un complice.
— Avez-vous la moindre idée d’où pourrait se trouver Naat Lare ?
— En supposant qu’il ait quitté Bedlam tout seul, les possibilités sont limitées, étant donné le peu de vaisseaux qui nous desservent. Son premier arrêt aurait dû être Felucia, Caluula ou Abraxin. Nous avons averti les autorités de ces planètes. Malheureusement, nous n’avons pas le budget pour mener une enquête approfondie.
Plagueis jeta un regard entendu à 1-1-4D et se leva de son siège.
— J’apprécie beaucoup votre coopération, monsieur le Directeur.
— Nous sommes certains que les Jedi parviendront à le localiser, de toute façon, ajouta l’Ithorien alors que Plagueis et le droïde s’apprêtaient à quitter le bureau.
Plagueis se retourna vivement.
— Les Jedi ?
— Les pouvoirs étranges de Naat Lare nous ont contraints à contacter l’Ordre dès que nous avons découvert la disparition. Ils ont gracieusement accepté de nous aider dans nos recherches.
L’Ithorien fit une pause.
— Je pourrais vous contacter si j’apprends quelque chose...
Plagueis sourit.
— Je laisserai mes coordonnées à votre assistant. Il retourna avec 1-1-4D jusqu’au vaisseau en silence. Pendant que la rampe d’accès s’abaissait, Plagueis dit :
— Les individus comme Naat Lare ne restent pas cachés longtemps. Cherche sur l’HoloNet et parmi tes autres sources puis passe en revue les événements récents sur les trois planètes citées par le Directeur. Tiens-moi au courant si quoi que ce soit retient ton attention.
Le vaisseau avait à peine quitté l’atmosphère de Bedlam que 1-1-4D venait au rapport dans le cockpit.
— Une information en provenance d’Abraxin, Magister, commença le droïde. Perdue parmi des listes de faits divers étonnants. On relate l’élimination récente de dizaines de créatures des marais dans les marécages qui entourent un village de Barabel sur le continent sud.
Les créatures des marais étaient de grands bipèdes qui chassaient en bandes et utilisaient la Force pour débusquer leurs proies.
— Les Barabels superstitieux pensent que la Malédiction de Barabel est responsable de cette poussée de tueries.
Plagueis se frappa les cuisses.
— Notre Nautolan est passé de la torture d’animaux domestiques à l’assassinat de créatures sensibles à la force. Et je suis certain que les Jedi arriveront à la même conclusion que moi.
— S’ils n’y sont pas déjà arrivés, monsieur.
Plagueis se caressa pensivement le menton.
— Ce spécimen est bien imprégné par le Côté Obscur. Pas étonnant que Venamis lui ait rendu visite. Encode les coordonnées d’Abraxin dans le navordinateur, 4D. Nous retournons dans l’Amas de Tion.
Un jour standard plus tard, ils atteignaient la zone où les tueries des créatures des marais s’étaient produites. Par sa conception, la colonie de Barabel était bien différente des autres spatioports de la planète. Elle était située en bordure d’un vaste marécage. Ses rives tortueuses étaient clôturées par des massifs d’arbres dont les racines plongeaient dans l’eau. Sur la colline, quelques bâtiments préfabriqués s’élevaient parmi des grappes de maisons pompeuses au toit de chaume, reliées les unes aux autres par des chemins qui serpentaient entre les herbes durant la saison sèche. Les natifs reptiliens à la peau écailleuse portaient juste assez de vêtements pour ne pas être indécents. Une odeur sucrée de végétation en putréfaction empestait l’air immobile. Abraxin était puissante dans le Côté Obscur à l’époque de Bane, quand elle s’était alignée aux côtés de la Fraternité de l’Obscurité du Seigneur Kaan. Plagueis sentait que le pouvoir avait fortement décliné au fil des siècles.
1-1-4D et lui avaient à peine parcouru un kilomètre après avoir posé le vaisseau quand ils tombèrent sur un groupe de Barabels qui sortaient quatre dépouilles de créatures des marais de l’eau trouble. Les carcasses nauséabondes des bipèdes avaient été poignardées et découpées. Une vibrolame habile avait énucléé leurs yeux rouges. Si on n’y prêtait pas attention, on aurait pu croire que les créatures avaient également été décapitées, car leurs petites têtes étaient enfoncées profondément dans leurs épaules voûtées. Plagueis pensait que les Barabels empestaient autant que les haunts massacrés mais ils connaissaient assez de Basic pour répondre à ses questions sur la récente vague d’assassinats.
— Membres de la même meute de chasseurs, ssses quatre-là, expliqua l’un des reptiliens, et tués hier soir seulement.
Un autre, dont la queue commençait tout juste à repousser après la mue, ajouta :
— Sss’est la Malédiction d’Barabel.
De sa patte griffue, il montra les orbites noires de l’un des corps de haunts.
— Seule la Malédiction prendrait les yeux. Plagueis poursuivit sa route sur le sentier ombragé qui menait à la colonie. Il ôta sa cape et la plia sur son bras droit. Au détour du chemin, il découvrit qu’il n’était pas le seul visiteur à porter des vêtements trop chauds pour le climat. Deux Jedi vêtus des robes marron de l’Ordre marchandaient avec un Barabel la location d’un skimmer d’eau. Le plus jeune des deux Jedi – un Zabrak – se retourna lentement pour regarder passer le droïde et le Muun.
Plagueis répondit au regard du Jedi par un hochement de tête sans ralentir le pas. Ils ne quittèrent le sentier que lorsqu’ils eurent atteint un petit marché couvert, depuis lequel ils pouvaient encore observer les deux Jedi et le Barabel. Comme Plagueis avait des notions de Barabel, il espionna les conversations des marchands, assis derrière des plateaux de poissons, d’oiseaux et d’insectes morts, péchés et chassés dans le marécage. Les tueries des créatures des marais étaient sur toutes les lèvres et chacun avait sa version de la Malédiction. Mais l’arrivée des Jedi était considérée comme un bon signe car l’Ordre était vénéré depuis qu’il avait réglé une dispute entre deux clans sur Barab I, près d’un millénaire plus tôt.
Plagueis tira 1-1-4D vers l’entrée du marché et lui demanda de focaliser ses photorécepteurs sur les Jedi, qui concluaient leur affaire avec le pilote du skimmer. Il s’autorisa alors à invoquer la Force de toute sa puissance.
— Ils ont réagi tous les deux, lui rapporta le droïde. Le Céréen a dirigé son regard vers le marché mais ne la pas posé sur vous.
— C’est parce qu’il cherchait un Nautolan et pas un Muun.
Peu de temps après, Plagueis et 1-1-4D traversaient la ville lorsqu’une voix forte dans un Basic teinté de l’accent du Noyau lança :
— Hé, on dirait que nous sommes les seuls étrangers dans cette ville.
La voix appartenait au Céréen élancé, qui sortait d’une cantina, brandissant un pichet bien rempli. Le Zabrak le suivit à l’extérieur. Il posa deux chopes sur une table ombragée.
— Joignez-vous à nous, je vous en prie, dit le Céréen en indiquant de sa haute tête conique une chaise vide.
Plagueis s’approcha de la table mais ignora la chaise.
— C’est une bière de production locale, expliqua le Zabrak en versant du liquide de son pichet. Mais j’ai vu une bouteille d’alcool d’Abraxin, si vous préférez.
— Merci mais aucun des deux pour le moment, répondit Plagueis. Peut-être après les heures de travail.
Le Céréen se désigna d’un geste ample de la main.
— Je suis Maître Ni-Cada. Et voici le Padawan Lo Bukk. Qu’est-ce qui vous amène sur Abraxin, citoyen...
— Des micro-crédits, s’empressa de répondre Plagueis avant de devoir décliner son nom. Le Clan Bancaire envisage d’ouvrir une branche de la Banque d’Aargau pour consolider l’économie locale.
Les Jedi échangèrent des regards énigmatiques pardessus les bords de leurs chopes.
— Et qu’est-ce qui amène les Jedi sur Abraxin, Maître Ni-Cada ? Pas les fruits de mer, je suppose ?
— Nous enquêtons sur les récentes tueries de créatures des marais, lui confia le Zabrak, sans doute avant que son Maître ne puisse l’en empêcher.
— Ah, bien sûr. Mon droïde et moi avons vu les corps de quatre de ces pauvres créatures quand nous sommes arrivés ici.
Le Céréen hocha gravement la tête.
— Cette soi-disant Malédiction s’achèvera demain.
Plagueis adopta un air heureusement surpris.
— Excellente nouvelle. Il n’y a rien de pire que la superstition pour paralyser une économie. À votre santé, citoyens.
1-1-4D attendit que Plagueis et lui soient hors de portée de voix des Jedi pour dire :
— Nous quittons Abraxin, Maître ?
Plagueis secoua la tête.
— Pas avant d’avoir trouvé le Nautolan. Je n’ai pas d’autre choix que d’essayer de le faire sortir de sa cachette.
— Mais si vous invoquez la Force, vous risquez d’attirer les Jedi aussi.
— Le jeu en vaudra peut-être la chandelle.
Ils passèrent leur après-midi à espionner les conversations à propos des endroits où avaient eu lieu les massacres et découvrirent que Naat Lare, consciemment ou pas, avait suivi un schéma récurrent. Dans l’obscurité, à l’écart de la ville, sur la rive du marécage sombre infesté de sangsues, à quelque six kilomètres du marché, Plagueis retira son pantalon, sa tunique et sa capuche puis se glissa nu dans l’eau trouble. Un respirateur aquata serré entre les dents, il plongea vers le fond. Là, accroupi dans la boue, il s’ouvrit complètement à la Force puis appela le Nautolan. Si ce dernier faisait appel à la Force et à ses sens olfactifs, il croirait que la plus grosse créature des marais jamais identifiée était prête à se faire massacrer. Une femelle Nautolan tatouée, appelée Dossa, avait autrefois servi le Seigneur Sith Exar Kun. Nul ne pouvait imaginer les dons que Naat Lare pouvait posséder.
Plagueis revint à la surface. Le bourdonnement des insectes était particulièrement aigu. Il sauta sur la rive boueuse et prit position sur les racines glissantes d’un arbre feuillu, à la lueur des étoiles. Peu de temps après, il sentit un écho dans la Force et vit la surface de l'eau se rider à quelque distance de là. Dans la faible lueur, un nid de tresses bleu-vert émergea à la surface, suivi par une paire d’yeux bordeaux sans paupières. Puis l’être amphibie de Glee Anselm apparut. Il se hissa sur la rive comme une bête sauvage et fixa son attention sur Plagueis.
Au même moment, Plagueis entendit le bruit d’un skimmer qui approchait à toute vitesse des profondeurs du marais et sentit la présence des deux Jedi.
— Vous n’êtes pas Venamis, remarqua Naat Lare en Basic, une main sur la poignée d’une vibrolame attachée à sa cuisse musclée.
— Il t’a aidé à t’échapper de Bedlam et t’a envoyé ici pour ta formation.
La main de Naat Lare se referma sur la poignée.
— Qui êtes-vous ?
Plagueis se redressa de toute sa taille.
— Je suis le Maître de Venamis.
Le Nautolan eut l’air troublé, mais un moment seulement. Puis il s’agenouilla dans la boue.
— Seigneur, dit-il en baissant la tête.
Le bruit du skimmer se rapprochait, il n’était plus qu’à un virage dans le marécage.
— Deux Jedi ont retrouvé ta trace.
Naat Lare tourna sa tête tressée en entendant le skimmer.
Plagueis battit en retraite à l’abri de la végétation.
— Montre-toi digne de moi et de Venamis en les tuant.
— Oui, mon Seigneur.
Le Nautolan bondit sur ses pieds et plongea dans l’eau pleine de vase.
Tapi dans les arbres touffus, Plagueis attendit. Le moteur du skimmer se tut, puis l’eau monta brusquement, des cris d’alarme retentirent et des éclairs éblouissants zébrèrent la nuit.
— Maître !
Un son guttural fut suivi d’un cri de douleur.
— Écarte-toi, Padawan.
— Maître, c’est...
Un nouveau cri, plus aigu encore.
— Non ! Non !
Un sabre laser énervé vrombit, suivi par un cri de douleur et le choc d’un objet lourd à la surface de l'eau.
— Est-ce qu’il est en vie ? Est-ce qu’il est en vie ? Quelqu’un grogna.
— Attends...
Des vagues vinrent s’abattre sur la rive près de l’endroit où Plagueis s’était caché.
— Maître ?
— C’est fait. Il est mort.